Chapitre 15
La petite esclave faisait de son mieux pour traverser la foule. Les hommes et les femmes de Salmyre se pressaient pour admirer le spectacle et elle pouvait à peine avancer. Pourtant, elle le devait. Après l’avoir cherché partout dans les cours du palais pour lui porter le message, elle avait aperçu son maître dans la rue et était sortie par une porte secondaire pour tenter de le rejoindre.
C’était de la folie, bien sûr. Rapidement, elle l’avait perdu de vue, et s’était trouvée presque étouffée par les corps puants et suants, étouffée par des fesses, des dos, des cuisses, écorchée par des sacs et des fourreaux, et cela faisait déjà deux fois qu’elle avait failli perdre l’équilibre. Si elle tombait, elle mourrait. Des centaines, des milliers de sandales la piétineraient, brisant ses os, transformant sa chair en pulpe sanglante, et elle ne se relèverait pas.
Mais son maître n’était pas loin. À quelques pas seulement, au milieu de la place. Elle pouvait le rejoindre. Il fallait qu’elle le rejoigne. Elle avait un message à lui donner…
Le silence se fit soudain autour d’elle. La petite esclave essaya de se hisser sur la pointe des pieds pour voir ce qui se passait, mais l’océan d’humains était trop compact. Elle reprit son avancée, profitant du calme relatif pour se glisser entre deux corps voilés, puis faire le tour d’un chariot sur lequel s’étaient perchés une trentaine d’adolescents.
— Peuple de Salmyre ! dit une voix qu’elle ne connaissait pas. Vous avez entendu ce matin votre shi-âr vous annoncer l’arrestation de l’être, de l’esclave maudite qui, durant toutes ces années, s’est fait passer pour la reine d’Harabec…
Une vague de huées traversa la foule, dans un sursaut de haine, et la gamine eut juste le temps de se glisser sous le chariot pour éviter de se faire écraser contre un montant de bois.
— C’est contre toutes les lois des dieux que cette femme…
Marchant à quatre pattes pour passer de l’autre côté, l’enfant n’entendit pas la suite. Quand elle ressortit entre les roues arrière, la foule était de nouveau immobile et les habitants écoutaient, tendus, attentifs, bouches ouvertes, la voix venue du ciel leur parler du mal qui avait infesté le pays, un mal dont la femme qu’il venaient d’arrêter était à la fois le symbole et la cause, d’une offense aux dieux si grande, si prolongée, que les créatures des Abysses s’étaient réveillées de leur long sommeil. Puis il parla de pureté, de beauté, avec une voix profonde, faisant presque vibrer le cœur de l’enfant, même si elle ne comprenait guère, avant de conclure, dans une envolée superbe, sur le bonheur d’offrir aux dieux un immense sacrifice. Le mot « Peuple turquoise » fut prononcé plus de trois fois, mais si la petite écoutait la musique des phrases, elle n’en comprenait pas le sens. Elle avait l’habitude de ne pas écouter quand les gens libres parlaient d’elle et des siens. C’était trop douloureux, trop complexe. Cela réveillait en elle des sentiments incompréhensibles et violents. Non, mieux valait ne pas écouter.
La voix parlait toujours quand enfin, elle le vit. Son maître, entouré de quatre soldats qui formaient comme une petite île dans la foule. Elle se glissa entre deux groupes et avança vers lui.